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Économie de guerre et droits de l’homme

Photo du rédacteur: JH AvocatJH Avocat

L’industrie française a été sommée de passer en « économie de guerre » par le Président de la République le 13 juin 2022 à Eurosatory, Salon mondial de la défense et de la sécurité. Il n’y a pas d’économie de guerre sans production massive d’armements. Pour ce faire, l’outil de production français doit être reconfiguré pour l’orienter vers une logique de production de masse et de stocks, seule capable de donner aux armées les moyens de faire face à un conflit d’envergure. L’amortissement de tels coûts de production est impossible sans des exportations importantes. Exporter, certes, mais « vers qui » et « avec quelles précautions » ?

 

Entre l’impératif d’exporter et le risque de complicité dans la commission de crimes contre l’humanité, le chemin est d’autant plus étroit que le Droit est en perpétuelle évolution et les industriels peu informés.

 

Le premier risque encouru par les industries exportatrices d’armement est réputationnel. Quelle entreprise souhaiterait voir son nom associé aux atrocités commises par les belligérants au Yémen, en Somalie ou sur un autre théâtre d’opération ? Ce risque est difficile à mesurer. Ce n’est pas tant que tous les clients étrangers de l’industrie d’armement française aient une sensibilité exacerbée aux atrocités commises notamment contre les civils. Mais que l'hostilité de l'opinion publique française pourrait se manifester par une réticence accrue des députés à allouer aux forces armées, dans un contexte de disette budgétaire, les crédits nécessaires au soutien de l'économie de guerre du pays. Du côté des investisseurs privés, une mauvaise réputation peut dissuader des investisseurs sensibles aux critères ESG (critères environnementaux, sociaux et de gouvernance).

 

Le second risque est de voir la responsabilité civile des industriels engagée. Il est faible. La loi sur le devoir de vigilance de 2017 concerne la chaîne de production des entreprises et non l’emploi final du produit par le client. La directive C3SD sur le devoir de vigilance européen n’étend pas le devoir de vigilance aux industriels de l’armement concernant l’utilisation des produits de défense qu’ils ont exporté. Ainsi, l’utilisation du produit par les clients de nos industriels exportateurs reste hors du périmètre de la vigilance.

 

Les entreprises ont toutefois intérêt à s’adapter aux règles de la « soft law ». Il s’agit des règles adoptées volontairement, sans menace de sanction judiciaire, proposées par les chartes de bonne conduite.  Les entreprises françaises doivent ainsi s’ajuster aux normes de « due diligence » en matière de droits humains édictées par les lignes directrices de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales et les principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme.

 

Le troisième risque est d’ordre pénal. Pendant longtemps, le risque était réduit. La jurisprudence a longtemps considéré que la complicité de crimes contre l’humanité exigeait non seulement la connaissance des actes que son auteur s’apprête à commettre mais également un degré d’adhésion, qui constitue l’élément moral sans lequel l’infraction ne peut être qualifié.

 

Dans le cas des crimes contre l’humanité, les industriels semblaient peu susceptibles d’être mis en cause. Certes, si une victime sur un territoire étranger est française ou si l’entreprise auteur ou complice d’un crime commis à l’étranger est française, les tribunaux français sont compétents. À ce titre, une entreprise française et ses dirigeants peuvent être poursuivis en France pour complicité de la commission de crimes de guerre commis par exemple au Yémen, si du matériel français y est mis en œuvre. Toutefois, la juridiction devait d’abord démontrer l’existence d’un plan concerté d’actions à l’encontre d’un groupe de civils pour qualifier un crime contre l’humanité, puis la connaissance et enfin un degré d’adhésion de l’industriel au plan.

 

Peu satisfaites de cet état du droit, les ONG se mobilisent et exigent que la responsabilité pénale des industriels de l’armement soit recherchée devant les juridictions françaises ou internationales, lorsque des crimes de guerre sont commis avec leurs équipements. Notamment, Amnesty exige du procureur de la Cour pénale internationale (CPI) d’enquêter sur le rôle qu’ont pu jouer des dirigeants d’entreprises européennes de l’industrie de l’armement dans des violations du droit international humanitaire commises au Yémen qui pourraient constituer des crimes de guerre. Pour Amnesty France, dès lors qu’il est impossible de prévenir le risque que des armes soient utilisées pour perpétrer des atteintes aux droits humains, les entreprises concernées doivent purement et simplement cesser d’en fournir.

 

Un arrêt de la Cour de cassation augmente sensiblement le risque de voir la responsabilité pénale des industriels mis en cause devant les tribunaux français. La Cour d’appel de Paris avait annulé la mise en examen de la société Lafarge, affirmant que les versements d'argent par cette société au groupe terroriste de l’État islamique ne manifestaient pas l'intention de cette dernière de s'associer aux crimes contre l'humanité perpétrés. Ledit financement n’avait été réalisé que dans un but économique : la poursuite de l'activité de la cimenterie située en territoire syrien, contrôlé par l’État islamique. Ce faisant, la cour d’appel exigeait chez le complice un élément moral équivalent à celui du de l’auteur du fait principal.

 

La Cour de cassation en a décidé autrement. Selon la haute Cour, il suffit que la société « ait connaissance de ce que les auteurs principaux commettent ou vont commettre un tel crime contre l’humanité et que par son aide ou assistance, il en facilite la préparation ou la consommation » pour établir la complicité. La Cour affirme que le but économique des grands groupes internationaux n’empêche pas leur mise en cause pour complicité de crimes s’ils en ont sciemment, par aide ou assistance, facilité la préparation ou la consommation.

 

Les industriels de l’armement ne pourront plaider leur ignorance des utilisations dévoyées de leurs produits que s’ils peuvent démontrer avoir mis en œuvre des moyens suffisants pour vérifier l’usage réel qui sera fait de leurs matériels une fois exportés. Ils en sont loin.

 

Une politique de prévention du détournement ou de la mauvaise utilisation des produits de défense et de respect des droits de l’homme et du droit humanitaire doit désormais inclure la mise en œuvre d’un outil d’évaluation ex-ante permettant d’identifier les risques potentiels de détournement ou de mauvaise utilisation des produits par les clients (soit évaluer la probabilité et l’impact des risques identifiés, en tenant compte des antécédents des clients et des contextes géopolitiques, et créer une cartographie des risques pour visualiser les zones à haut risque et les clients potentiellement problématiques). Ex-post, les industriels doivent engager une procédure de vérification approfondie des clients et fournisseurs, incluant des vérifications de conformité et des antécédents en matière de droits de l’homme (avec des contrôles internes pour surveiller l’utilisation des produits de défense et détecter toute utilisation abusive).

 

Les tribunaux seront particulièrement attentifs à la sincérité et à l’efficience des mesures qui seront mises en place. C’est toute la chaîne interne de contrôles des exportations qui doit être reconfigurée.

 

 

 Jan Holtzhäusser

Avocat au Barreau de Toulouse

 

 

Pierre Alexandre Kopp

Avocat au Barreau de Paris

Conseil près la Cour pénale internationale

 
 

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